L'élixir de vie
 
  

Il était une fois un roi qui était malade et personne ne croyait qu'il resterait en vie. Il avait trois fils et tous trois étaient fort affligés. Ils descendirent au jardin du château et pleurèrent. Un vieil homme qui passait par là leur demanda la raison de leur chagrin. Ils lui dirent que leur père était si malade qu'il allait certainement mourir et qu'il n'y avait plus rien à faire. Alors le vieillard leur dit :
- Je connais cependant un moyen de le sauver : c'est l'élixir de vie. S'il en boit, il guérira. Mais cette eau merveilleuse est difficile à trouver.
L'aîné des fils dit :
- J'arriverai bien à la découvrir.
Il se rendit auprès du roi malade et lui demanda l'autorisation de partir à la recherche de l'élixir de vie qui seul pourrait le guérir.
- Non, répondit le roi, le danger est trop grand. je préfère mourir.
Le prince insista tant que le roi finalement accepta. Et son fils se disait : « Si j'apporte l'élixir, j'aurai la préférence de mon père et j'hériterai du royaume. »
Il se mit donc en quête. Après avoir cherché pendant quelque temps, il aperçut un nain devant lui sur la route. Le nain l'interpella :
- Où courez-vous si vite ?
- Sot avorton, répondit le prince avec hauteur, qu'as-tu besoin de le savoir !
Et il poursuivit sa route. Le nain était fort irrité. Il lui jeta un sort. Bientôt le prince arriva dans une gorge profonde et plus il avançait, plus les parois se rapprochaient l'une de l'autre. À la fin, la voie devint si étroite qu'il ne put plus avancer d'un pas. Impossible de faire faire demi-tour au cheval, ou de descendre de selle. Il était là comme enfermé. Le roi malade l'attendit longtemps, mais il ne revint pas. Alors le second de ses fils dit :
- Père, laisse-moi partir à la recherche de l'élixir.
Et il pensait en lui même : « Si mon frère est mort, c'est à moi que reviendra le royaume. » Tout d'abord, le roi ne le laissa pas partir. Mais, finalement, il accepta. Le prince prit donc le même chemin qu'avait emprunté son frère et, lui aussi, rencontra le nain. Celui-ci l'arrêta et lui demanda où il courait si vite :
- Petit avorton, répondit le prince, cela ne te regarde pas !
Et il poursuivit sa route sans se retourner. La nain lui jeta un sort et, comme son frère, le fils du roi s'enfonça dans une gorge, où il ne put ni avancer ni reculer.
Comme son second frère ne revenait pas, le plus jeune demanda à son tour à partir à la recherche de l'élixir. Le roi, à la fin, l'y autorisa. Quand le prince rencontra le nain et que celui-ci lui demanda où il allait avec tant de hâte, il s'arrêta, engagea la conversation et dit :
- Je cherche l'élixir de vie, car mon père va mourir.
- Sais-tu où tu le trouveras ?
- Non, répondit le prince.
- Parce que tu t'es comporté comme il convient et que tu n'es pas vaniteux comme tes frères, je vais te dire où tu trouveras l'élixir de vie. Il coule d'une fontaine située dans la cour d'un château enchanté. Mais tu ne pourras y pénétrer, si je ne te donne une férule de fer et deux miches de pain. Avec la férule, tu frapperas trois fois à la porte de fer du château. Elle s'ouvrira. Dans la cour, il y a deux lions à la gueule grande ouverte. Si tu leurs lances à chacun un pain, ils se tiendront tranquilles. Ensuite, tu te hâteras et tu prendras l'élixir avant que minuit ne sonne. Sinon, la porte se refermerait et tu serais prisonnier.
Le prince le remercia, prit la férule et les pains et se mit en route. Tout se passa comme le nain l'avait prédit. La porte s'ouvrit au troisième coup et, après avoir apaisé les lions avec le pain, il entra dans le château et arriva dans une salle, grande et belle. Des princes victimes d'un sort qu'on leur avait jeté s'y tenaient endormis. Il leur prit l'anneau qu'ils portaient tous au doigt ; il s'empara également d'une épée et d'un pain qui étaient là. Dans une autre pièce, il vit une jolie jeune fille qu'il salua joyeusement. Elle lui donna un baiser et lui dit qu'il l'avait délivrée du sort et qu'il recevrait son royaume entier en remerciement. Et s'il revenait une année exactement plus tard, leurs noces seraient célébrées. Elle lui dit aussi où se trouvait la fontaine d'où coulait l'élixir. Il devait cependant se hâter et en prendre avant que sonnât minuit. Il continua donc et finit par arriver dans une chambre où se trouvait un beau lit invitant au sommeil. Comme il était fatigué, il décida de se re
poser un peu. Il se coucha et s'endormit. Quand il se réveilla, minuit moins le quart sonnait. Effrayé, il sauta du lit, courut à la fontaine, prit de l'élixir dans un gobelet qui se trouvait là et partit en courant. Mais, tout juste il passait la porte, les douze coups de minuit sonnèrent et l'huis se referma si vite qu'il en eut un morceau du talon coupé.
Il était cependant heureux d'avoir l'élixir de vie. Il reprit le chemin de la maison et rencontra de nouveau le nain. Quand celui-ci vit l'épée et le pain, il lui dit :
- Tu viens de faire une bonne affaire ! Avec l'épée, tu seras capable de défaire une armée entière et le pain se renouvellera sans cesse.
Le prince ne voulait pas revenir chez son père sans avoir retrouvé ses frères. Il dit :
- Cher petit nain, ne pourrais-tu me dire où sont mes frères ? Ils sont partis avant moi à la recherche de l'élixir et ne sont pas revenus.
- Ils sont enfermés entre deux montagnes, répondit le nain. je leur ai jeté un sort parce qu'ils étaient vaniteux. Le prince le supplia tant que le nain les libéra. Mais il lui dit :
- Garde-toi d'eux ; ils ont mauvais coeur !
Quand ses frères arrivèrent, il se réjouit et leur conta ce qui était advenu qu'il avait trouvé l'élixir de vie et en ramenait un plein gobelet qu'il avait libéré du sort une jolie princesse , qu'elle l'attendrait pendant un an et que leurs noces seraient célébrées ; qu'il recevrait un grand royaume. Ils partirent tous trois sur leurs chevaux et parvinrent dans un pays où régnaient la famine et la guerre ; son roi croyait déjà qu'il allait mourir, tant était grande sa misère. Le prince vint vers lui, lui donna le pain et tous les habitants du pays s'en nourrirent. Il donna également l'épée au roi. Grâce à elle, celui-ci détruisit l'armée de ses ennemis et le royaume retrouva la paix et la tranquillité. Le prince reprit son pain et son épée et les trois frères poursuivirent leur chemin. Sur leur route, ils trouvèrent deux autres pays encore, en proie à la famine et à la guerre.A chaque fois, le prince prêtait au roi son épée et son pain. Il sauva donc ainsi trois royaumes. Ensuite, ils montèrent dans un ba
teau et traversèrent la mer. Pendant le voyage, les deux aînés s'entretinrent en secret.
- Notre cadet a trouvé l'élixir de vie et nous, rien du tout. Notre père lui donnera le royaume qui nous revient. Il nous enlèvera toute chance.
Ils se mirent d'accord pour lui nuire. Ils attendirent qu'il fût profondément endormi, prirent l'élixir dans son gobelet et le remplacèrent par l'eau salée de la mer. Quand ils arrivèrent chez eux, le plus jeune apporta son gobelet au roi malade pour qu'il y boive et recouvre la santé. Mais à peine en eut-il goûté qu'il tomba plus malade encore qu'auparavant. Comme il s'en plaignait, ses deux fils aînés vinrent auprès de lui et accusèrent leur cadet d'avoir voulu l'empoisonner. Mais eux, lui dirent-ils, apportaient le véritable élixir de vie. Ils le lui donnèrent. Dès les premières gouttes, il sentit que la maladie l'abandonnait et se retrouva fort et sain comme au temps de sa jeunesse. Les deux frères allèrent alors trouver le plus jeune et se moquèrent de lui, disant :
- C'est bien toi qui as découvert l'élixir et qui as eu tout le mal ; mais c'est nous qui en avons le bénéfice. Tu aurais été plus avisé de garder les yeux ouverts : nous te l'avons pris pendant que tu dormais sur le bateau. Et dans un an, l'un de nous ira chercher la jolie princesse. Mais garde-toi bien de nous dénoncer ! Notre père ne te croirait pas et si tu dis un seul mot, c'en sera fait de toi ! Si tu te tais, nous te ferons grâce.
Le vieux roi était en colère contre son plus jeune fils et croyait qu'il avait voulu le tuer. Il fit rassembler la Cour qui décida qu'il serait abattu secrètement.
Un jour, le prince était à la chasse et ne pensait pas à mal ; le chasseur du roi l'accompagnait. Comme celui-ci semblait triste, le prince lui demanda :
- Qu'est-ce qui ne va pas, cher chasseur ?
Le chasseur répondit :
- Je ne puis le dire, mais il faut que je le fasse.
Alors le prince :
- Dis-moi franchement ce qu'il en est, je te pardonnerai.
- Ah! répondit le chasseur, il me faut vous tuer ; le roi me l'a ordonné.
Le prince prit peur et dit:.
- Cher chasseur, laisse-moi en vie. je te donnerai mes habits royaux, donne-moi les tiens qui sont bien moins beaux.
Le chasseur répondit :
- Je veux bien ; je n'aurais de toute façon pas pu tirer sur vous.
Ils échangèrent leurs vêtements et le chasseur rentra chez lui tandis que le prince s'enfonçait plus avant dans la forêt.
Au bout d'un certain temps, trois voitures chargées d'or et de pierreries destinées au plus jeune des princes arrivèrent au château. Elles étaient envoyées, en signe de reconnaissance, par les trois rois qui avaient défait leurs ennemis avec l'épée prêtée par lui et nourri leur peuple avec son pain. Le vieux roi songea « Mon fils serait-il innocent ? » Il dit à ses gens :
- Si seulement il était encore en vie ! Je regrette de l'avoir fait tuer.
- Il vit encore, dit le chasseur. je n'ai pas eu la force d'exécuter vos ordres.
Et il raconta au roi ce qui s'était passé. Celui-ci se sentit libéré d'un grand poids. Il fit savoir par tout le royaume que son fils avait le droit de revenir et qu'il rentrerait en grâce.
Pendant ce temps, la princesse avait fait tracer une allée d'or et de brillants devant le château autrefois enchanté. Elle dit à ses gens que celui qui chevaucherait vers elle tout droit par ce chemin serait l'époux attendu et qu'il faudrait le laisser entrer. Quand le temps fut venu, l'aîné des princes se dit que le moment était arrivé de se rendre auprès de la princesse et de se donner pour son sauveur. Elle le recevrait pour époux et il obtiendrait le royaume, de surcroît. Il s'en alla donc et quand il arriva au château, il se dit en voyant la route d'or : « Ce serait bien dommage de galoper là-dessus ! » Il fit un écart et chevauche sur le bas-côté. Quand il fut devant la porte, les gens lui dirent qu'il n'était pas l'époux attendu et qu'il devait s'en retourner. Peu de temps après, le deuxième prince prit à son tour le chemin du château. Quand il arriva à la vole d'or et que son cheval y eut posé un sabot, il songea - « Ce serait bien dommage ! je vais passer à côté. » Il fit un écart et passa par le bas-côté. Quand il parvint à la porte, les gens lui dirent qu'il n'était pas celui qu'on attendait et qu'il devait s'en retourner. Lorsque l'année fut entièrement écoulée, le troisième prince s'apprêta à quitter les bois pour chevaucher vers sa bien-aimée et oublier auprès d'elle tous ses malheurs. Il se mit en route sans cesser de songer à elle. Perdu dans ses douces pensées, il ne vit pas du tout la route d'or sur laquelle trottait son cheval. Quand il arriva à la porte, elle lui fut ouverte. La princesse l'accueillit avec joie et lui dit qu'il était son sauveur et le seigneur de ce royaume. Les noces furent célébrées dans une grande félicité. Quand la fête fut terminée, la princesse raconta à son époux que son père l'avait invité à retourner auprès de lui et qu'il lui avait pardonné. Il chevauche jusque chez lui et raconta au roi comment ses frères l'avaient trompé et comment, malgré cela, il s'était tu sur leur compte. Le vieux roi voulait les punir. Mais ils s'étaient déjà embarqués sur un bateau et avaient disparu. On ne les revit jamais.
 

 
 

Retour Liste
 
 

 
 
 
L'envie de voyager
 
  

Il était une fois une pauvre femme dont le fils n'avait qu'une idée en tête : voyager.
- Mais comment le pourrais-tu ? disait sa mère. Il te faudrait avoir de l'argent et tu sais bien que nous n'en avons pas !
- Je vais me débrouiller, pensa le fils. je serai honnête et partout je dirai : pas beaucoup, pas beaucoup, pas beaucoup.
Et pendant un certain temps, il se promenait en répétant sans arrêt : pas beaucoup, pas beaucoup, pas beaucoup. Il arriva ainsi vers un groupe de pêcheurs et les salua :
- Que Dieu vous garde ! Pas beaucoup, pas beaucoup, pas beaucoup.
- Qu'est-ce que tu racontes, chenapan, pourquoi « pas beaucoup » ? se fâchèrent les pêcheurs.
Et quand ils sortirent les filets, quelques poissons seulement y frétillaient, vraiment pas beaucoup. Ils chassèrent le jeune homme avec leurs bâtons.
- Tiens ! Et tiens ! Tu l'as bien mérité ! crièrent-ils.
- Que dois-je dire alors ? demanda le jeune homme.
- Bonne pêche, tu devais dire, attrapez-en le plus possible !
Et le jeune homme continua son voyage en répétant sans arrêt : « Bonne pêche, attrapez-en le plus possible », jusqu'à ce qu'il arrive à une potence. On était juste en train de pendre un malheureux pêcheur.
- Bonjour, commença le jeune homme, bonne pêche, attrapez-en le plus possible. - Comment ? Quel goujat ! Que veux-tu dire par ton : « attrapez-en le plus possible» ? Tu ne crois pas qu'il y en a assez comme ça ? Selon toi il devrait y en avoir encore plus peut-être ?
Et il se fit rosser à nouveau.
- Comment devrais-je dire alors ? demanda le jeune homme.
- Tu dois dire : « Que Dieu soit miséricordieux avec cette pauvre âme ».
Le jeune homme se remit à marcher et répéta partout où il allait : « Que Dieu soit miséricordieux avec cette pauvre âme. »
Il arriva au bord d'un fossé où il vit un équarrisseur qui s'apprêtait à supprimer un cheval.
- Bonne journée, dit le garçon en se précipitant vers lui. Que Dieu soit miséricordieux avec cette pauvre âme !
- Qu'est-ce qui te prend, chenapan ! s'écria l'homme.
Et il frappa le garçon sur la tête avec ses outils si fort que ce dernier n'entendait plus et ne voyait plus.
- Qu'aurais-je dû vous dire alors ?
- Dans le fossé, charogne ; dans le fossé, charogne !
Juste à cet instant un coche plein de monde arrivait par la route et le jeune homme cria :
- À la vôtre ! Dans le fossé, charogne !
Et le coche quitta la route et se renversa dans le fossé. Le cocher leva son fouet et frappa le jeune homme si fort que ce dernier put à peine marcher.
C'est de bon gré qu'il rentra à la maison, auprès de sa mère, et ne mit plus jamais les pieds hors de chez lui. Il avait abandonné pour toujours l'idée de voyager.
 

 
 

Retour Liste
 
 

 
 
 
Les créatures de Dieu et les bêtes du diable
 
  

Le bon Dieu créa tous les animaux et choisit ensuite les loups pour chiens , mais il avait oublié la chèvre. Et le diable se mit en tête de créer lui aussi, et il créa des chèvres avec de longues queues soyeuses. Lorsqu'elles allaient paître, elles s'accrochaient avec leurs queues aux buissons épineux; le diable en fut si las de les en délivrer qu'il leur arracha la queue à toutes... À présent, le diable les laissait paître en toute liberté mais le bon Dieu voyait les chèvres ravager les riches vignobles. Il fut obligé de lâcher ses loups sur les pâturages. Ils se jetèrent sur le troupeau et déchiquetèrent toutes les chèvres qui s'y trouvaient.
Lorsque le diable l'apprit, il alla se plaindre à Dieu :
- Tes créatures ont déchiqueté les miennes.
- Pourquoi en as-tu créé qui nuisent ? objecta Dieu.
- Je ne pouvais pas faire autrement, se défendit le diable. C'est dans ma nature de faire du mal ; donc tout ce que je crée doit être comme moi. Et ces chèvres, tu vas me les payer !
Bien entendu, je te les paierai ; reviens quand toutes les feuilles des chênes seront tombées, ton argent est déjà compté.
Dès que les feuilles des chênes furent tombées, le diable réclama sa créance. Mais Dieu dit :
- Le grand chêne à l'église de Constantinople est encore tout feuillu.
Le diable pesta et s'en alla pour chercher le chêne. Il erra six mois et lorsqu'il revint, tous les autres chênes étaient à nouveau recouverts de feuilles vertes. Il comprit qu'il n'aurait jamais son argent. Et, de colère, il creva les yeux de toutes les chèvres qui lui restaient et leur mit ses propres yeux à la place. C'est pourquoi toutes les chèvres ont les yeux du diable et des queues courtes. Et le diable adore prendre leur forme.
 

 
 

Retour Liste
 
 

 
 
 
Les deux compagnons en tournée
 
  

Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent, et souvent les bons avec les mauvais. Un cordonnier et un tailleur se trouvèrent sur la même route en faisant leur tour de pays. Le tailleur était un joli petit homme toujours gai et de bonne humeur. Il vit venir de son côté le cordonnier et, reconnaissant son métier au paquet qu'il portait, il se mit à chanter une petite chanson moqueuse :
Perce un point subtil ;
Tire fort ton fil,
Poisse-le bien dans sa longueur,
Chasse tes clous avec vigueur.
Mais le cordonnier, qui n'entendait pas la plaisanterie, prit un air comme s'il avait bu du vinaigre ; on aurait cru qu'il allait sauter à la gorge du tailleur. Heureusement le petit bonhomme lui dit en riant et en lui présentant sa gourde :
- Allons, c'était pour rire ; bois un coup et ravale ta bile.
Le cordonnier but un grand trait, et l'air de son visage parut revenir un peu au beau. Il rendit la gourde au tailleur en disant :
- J'y ai fait honneur. C'est pour la soif présente et pour la soif à venir. Voulez- vous que nous voyagions ' ensemble ?
- Volontiers, dit le tailleur, pourvu que nous allions dans quelque grande ville où l'ouvrage ne manque pas.
- C'est aussi mon intention, dit le cordonnier ; dans les petits endroits il n'y a rien à faire ; les gens y vont nu-pieds.
Et ils firent route ensemble, à pied comme les chiens du roi.
Tous deux avaient plus de temps à perdre que d'argent à dépenser. Dans chaque ville où ils entraient, ils visitaient les maîtres de leurs métiers ; et, comme le petit tailleur était joli et de bonne humeur, avec de gentilles joues roses, on lui donnait volontiers de l'ouvrage ; souvent même, sous la porte, la fille du patron lui laissait prendre un baiser par-dessus le marché. Quand il se retrouvait avec son compagnon, sa bourse était toujours la mieux garnie. Alors, le cordonnier, toujours grognon, allongeait encore sa mine en grommelant :
- Il n'y a de la chance que pour les coquins.
Mais le tailleur ne faisait qu'en rire, et il partageait tout ce qu'il avait avec son camarade. Dès qu'il sentait sonner deux sous dans sa poche, il faisait servir du meilleur, et les gestes de sa joie faisaient sauter les verres sur la table ; c'était, chez lui, lestement gagné, lestement dépensé.
Après avoir voyagé pendant quelque temps, ils arrivèrent à une grande forêt par laquelle passait le chemin de la capitale du royaume. Il fallait choisir entre deux sentiers, l'un offrant une longueur de sept jours, l'autre de deux jours de marche mais ils ne savaient ni l'un ni l'autre quel était le plus court. Ils s'assirent sous un chêne et tinrent conseil sur le parti à prendre et sur la quantité de pain qu'il convenait d'emporter. Le cordonnier dit :
- On doit toujours pousser la précaution aussi loin que possible ; je prendrai du pain pour sept jours.
- Quoi ! dit le tailleur, traîner sur son dos du pain pour sept jours comme une bête de somme ! À la grâce de Dieu ; je ne m'en embarrasse pas. L'argent que j'ai dans ma poche vaut autant en été qu'en hiver, mais en temps chaud le pain se dessèche et moisit. Mon habit ne va pas plus bas que la cheville, je ne prends pas tant de précautions. Et d'ailleurs, pourquoi ne tomberions-nous pas sur le bon chemin ? Deux jours de pain, c'est bien assez.
Chacun d'eux fit sa provision, et ils se mirent en route au petit bonheur.
Tout était calme et tranquille dans la forêt comme dans une église. On n'entendait ni le souffle du vent, ni le murmure des ruisseaux, ni le chant des oiseaux, et l'épaisseur du feuillage arrêtait les rayons du soleil. Le cordonnier ne disait mot, courbé sous sa charge de pain, qui faisait couler la sueur sur son noir et sombre visage. Le tailleur, au contraire, était de la plus belle humeur ; il courait de tous côtés, sifflant, chantant quelques petites chansons, et il disait :
- Dieu, dans son paradis, doit être heureux de me voir si gai.
Les deux premiers jours se passèrent ainsi ; mais le troisième, comme ils ne voyaient pas le bout de la route, le tailleur, qui avait consommé tout son pain, sentit sa gaieté s'évanouir ; cependant, sans perdre courage, il se remit à sa bonne chance et à la grâce de Dieu. Le soir, il se coucha sous un arbre avec la faim, et il se releva le lendemain sans qu'elle fût apaisée. Il en fut de même le quatrième jour, et pendant que le cordonnier dînait, assis sur un tronc d'arbre abattu, le pauvre tailleur n'avait d'autre ressource que de le regarder faire. Il lui demanda une bouchée de pain ; mais l'autre lui répondit en ricanant :
- Toi qui étais toujours si gai, il est bon que tu connaisses un peu le malheur. Les oiseaux qui chantent trop matin, le soir l'épervier les croque.
Bref il fut sans pitié.
Le matin du cinquième jour, le pauvre tailleur n'avait plus la force de se lever. À peine si, dans son épuisement, il pouvait prononcer une parole ; il avait les joues pâles et les yeux rouges. Le cordonnier lui dit :
- Tu auras un morceau de pain, mais à condition que je te crèverai l'oeil droit.
Le malheureux, obligé d'accepter cet affreux marché pour conserver sa vie, pleura des deux yeux pour la dernière fois, et s'offrit à son bourreau, qui lui perça l'oeil droit avec la pointe d'un couteau. Le tailleur se rappela alors ce que sa mère avait coutume de lui dire dans son enfance, quand elle le fouettait pour l'avoir surpris dérobant quelque friandise : « Il faut manger tant qu'on peut, mais aussi souffrir ce qu'on ne saurait empêcher. » Quand il eut mangé ce pain qui lui coûtait si cher, il se remit sur ses jambes et se consola de son malheur en pensant qu'il y verrait encore assez avec un oeil. Mais le sixième jour la faim revint, et le coeur lui défaillit tout à fait. Il tomba le soir au pied d'un arbre et, le lendemain matin, la faiblesse l'empêcha de se lever. Il sentait la mort venir. Le cordonnier lui dit :
- Je veux avoir pitié de toi et te donner encore un morceau de pain ; mais pour cela je te crèverai l'oeil qui te reste.
Le pauvre petit homme songea alors à sa légèreté qui était cause de tout cela , et il demanda pardon à Dieu et dit :
- Fais ce que tu voudras, je souffrirai ce qu'il faudra. Mais songe que, si Dieu ne punit pas toujours sur l'heure, il viendra cependant un instant où tu seras payé du mal que tu me fais sans que je l'ai mérité. Dans mes jours heureux, j'ai partagé avec toi ce que j'avais. Pour mon métier les yeux sont nécessaires. Quand je n'en aurai plus et que je ne pourrai plus coudre, il faudra donc que je demande l'aumône. Au moins, lorsque je serai aveugle, ne me laisse pas seul ici, car j'y mourrai de faim.
Le cordonnier, qui avait chassé Dieu de son coeur, prit son couteau et lui creva l'oeil gauche. Puis il lui donna un morceau de pain, et lui tendant le bout d'un bâton, il le mena derrière lui.
Au coucher du soleil, ils arrivèrent à la lisière de la forêt, et devant un gibet. Le cordonnier conduisit son compagnon aveugle jusqu'au pied des potences et, l'abandonnant là, il continua sa route tout seul. Le malheureux s'endormit accablé de fatigue, de douleur et de faim, et passa toute la nuit dans un profond sommeil. À la pointe du jour, il s'éveilla sans savoir où il était. Il y avait deux pauvres pécheurs pendus au gibet, avec des corbeaux sur leurs têtes. Le premier pendu se mit à dire : Frère, dors-tu ?
- Je suis éveillé, répondit l'autre.
- Sais-tu, reprit le premier, que la rosée qui est tombée cette nuit du gibet sur nous rendrait la vue aux aveugles qui s'en baigneraient les yeux ? S'ils le savaient, plus d'un recouvrerait la vue, qu'il croit avoir perdue pour jamais.
Le tailleur, entendant cela, prit son mouchoir, le frotta sur l'herbe jusqu'à ce qu'il fût mouillé par la rosée, et en humecta les cavités vides de ses yeux. Aussitôt ce que le pendu avait prédit se réalisa, et les orbites se remplirent de deux yeux vifs et clairvoyants. Le tailleur ne tarda pas à voir le soleil se lever derrière les montagnes. Dans la plaine devant lui se dressait la grande capitale avec ses portes magnifiques et ses cent clochers surmontés de croix étincelantes. Il pouvait désormais compter les feuilles des arbres, suivre le vol des oiseaux et les danses des mouches. Il tira une aiguille de sa poche et essaya de l'enfiler ; en voyant qu'il y réussissait parfaitement, son coeur sauta de joie. Il se jeta à genoux pour remercier Dieu de sa miséricorde et faire sa prière du matin, sans oublier ces pauvres pécheurs pendus au gibet et ballottés par le vent comme des battants de cloche. Ses chagrins étaient loin de lui. Il reprit son paquet sur son dos et se remit en route en chantant et en si
fflant.
Le premier être qu'il rencontra fut un poulain bai brun qui paissait en liberté dans une prairie. Il le saisit aux crins, et il allait monter dessus pour se rendre à la ville ; mais le poulain le pria de le laisser :
- Je suis encore trop jeune, ajouta-t-il ; tu as beau n'être qu'un petit tailleur léger comme une plume, tu me romprais les reins ; laisse-moi courir jusqu'à ce que je sois plus fort. Un temps viendra peut-être où je pourrai t'en récompenser.
- Va donc, répondit le tailleur ; aussi bien je vois que tu n'es qu'un petit sauteur.
Et il lui donna un petit coup de houssine sur le dos ; le poulain se mit à ruer de joie et à se lancer à travers champs en sautant par-dessus les haies et les fossés.

Cependant le tailleur n'avait pas mangé depuis la veille. « Mes yeux, se disait-il, ont bien retrouvé le soleil, mais mon estomac n'a pas retrouvé de pain. La première chose à peu près mangeable que je rencontrerai y passera. »

En même temps il vit une cigogne qui s'avançait gravement dans la prairie.
- Arrête, lui cria-t-il en la saisissant par une patte , j'ignore si tu es bonne à manger, mais la faim ne me laisse pas le choix ; je vais te couper la tête et te faire rôtir.
- Garde-t'en bien, dit la cigogne ; je suis un oiseau sacré utile aux hommes, et personne ne me fait jamais de mal. Laisse-moi la vie, je te revaudrai cela peut-être une autre fois.
- Eh bien donc, dit le tailleur, sauve-toi, commère aux longs pieds.
La cigogne prit son vol et s'éleva tranquillement dans les airs en laissant pendre ses pattes.
« Qu'est-ce que tout cela va devenir ? se dit-il ; ma faim augmente et mon estomac se creuse : cette fois, le premier être qui me tombe sous la main est perdu. »
À l'instant même il vit deux petits canards qui nageaient sur un étang. « Ils viennent bien à propos » pensa-t-il ; et en saisissant un, il allait lui tordre le cou.
Mais une vieille cane, qui était cachée dans les roseaux, courut à lui le bec ouvert, et le pria en pleurant d'épargner ses petits. - Pense, lui dit-elle, à la douleur de ta mère, si on te donnait le coup de la mort.
- Sois tranquille, répondit le bon petit homme, je n'y toucherai pas.
Et il remit sur l'eau le canard qu'il avait pris.
En se retournant, il vit un grand arbre à moitié creux, autour duquel volaient des abeilles sauvages.
« Me voilà récompensé de ma bonne action, se dit-il, je vais me régaler de miel. » Mais la reine des abeilles, sortant de l'arbre, lui déclara que, s'il touchait à son peuple et à son nid, il se sentirait à l'instant percé de mille piqûres que si, au contraire, il les laissait en repos, les abeilles pourraient lui rendre service plus tard.
Le tailleur vit bien qu'il n'y avait encore rien à faire de ce côté-là. « Trois plats vides, et rien dans le quatrième, se disait-il, cela fait un triste dîner. »
Il se traina, exténué de faim, jusqu'à la ville ; mais, comme il y entra à midi sonnant, la cuisine était toute prête dans les auberges, et il n'eut qu'à se mettre à table. Quand il eut fini, il parcourut la ville pour chercher de l'ouvrage, et il en eut bientôt trouvé à de bonnes conditions. Comme il savait son métier à fond, il ne tarda pas à se faire connaître, et chacun voulait avoir son habit neuf de la façon du petit tailleur. Sa renommée croissait chaque jour. Enfin, le roi le nomma tailleur de la cour.
Mais voyez comme on se retrouve dans le monde. Le même jour, son ancien camarade le cordonnier avait été nommé cordonnier de la cour. Quand il aperçut le tailleur avec deux bons yeux, sa conscience se troubla. « Avant qu'il cherche à se venger de moi, se dit-il, il faut que je lui tende quelque piège. »
Mais souvent on tend des pièges à autrui pour s'y prendre soi-même. Le soir, après son travail, il alla secrètement chez le roi et lui dit :
- Sire, le tailleur est un homme orgueilleux, qui s'est vanté de retrouver la couronne d'or que vous avez perdue depuis si longtemps.
- J'en serais fort aise, dit le roi ; et le lendemain il fit comparaître le tailleur devant lui, et lui ordonna de rapporter la couronne, ou de quitter la ville pour toujours.
« Oh ! se dit le tailleur, il n'y a que les fripons qui promettent ce qu'ils ne peuvent tenir. Puisque ce roi a l'entêtement d'exiger de moi plus qu'un homme ne peut faire, je n'attendrai pas j'usqu'à demain, et je vais décamper dès aujourd'hui. »
Il fit son paquet ; mais en sortant des portes, il avait du chagrin de tourner le dos à cette ville où tout lui avait réussi. Il passa devant l'étang où il avait fait connaissance avec les canards ; la vieille cane à laquelle il avait laissé ses petits était debout sur le rivage et lissait ses plumes avec son bec. Elle le reconnut tout de suite et lui demanda d'où venait cet air de tristesse.
- Tu n'en seras pas étonnée quand tu sauras ce qui m'est arrivé, répondit le tailleur ; et il lui raconta son affaire.
- N'est-ce que cela ? dit la cane ; nous pouvons te venir en aide. La couronne est tombée justement au fond de cet étang en un instant nous l'aurons rapportée sur le bord. Étends ton mouchoir pour la recevoir.
Elle plongea dans l'eau avec ses douze petits et, au bout de cinq minutes, elle était de retour et nageait au milieu de la couronne qu'elle soutenait avec ses ailes, tandis que les jeunes, rangés tout autour, aidaient à la porter avec leur bec. Ils arrivèrent au bord et déposèrent la couronne sur le mouchoir. Vous ne sauriez croire combien elle était belle : elle étincelait au soleil comme un million d'escarboucles. Le tailleur l'enveloppa dans son mouchoir et la porta au roi qui, dans sa joie, lui passa une chaîne d'or autour du cou.
Quand le cordonnier vit que le coup était manqué, il songea à un autre expédient, et alla dire au roi :
- Sire, le tailleur est retombé dans son orgueil ; il se vante de pouvoir reproduire en cire tout votre palais avec tout ce qu'il contient, le dedans et le dehors, les meubles et le reste.
Le roi fit venir le tailleur et lui ordonna de reproduire en cire tout son palais avec tout ce qu'il contenait, le dedans et le dehors, les meubles et le reste, l'avertissant que, s'il n'en venait pas à bout et s'il oubliait seulement un clou à un mur, on l'enverrait finir ses jours dans un cachot souterrain.
Le pauvre tailleur se dit : « Voilà qui va de mal en pis ; on me demande l'impossible. » Il fit son paquet et quitta la ville.
Quand il fut arrivé au pied de l'arbre creux, il s'assit en baissant la tête. Les abeilles volaient autour de lui ; la reine lui demanda, en lui voyant la tête si basse, s'il n'avait pas le torticolis.
- Non, dit-il, ce n'est pas là que le mal me tient, et il lui raconta ce que le roi avait demandé.
Les abeilles se mirent à bourdonner entre elles, et la reine lui dit :
- Retourne chez toi, et reviens demain à la même heure avec une grande serviette ; tout ira bien.
Il rentra chez lui, mais les abeilles volèrent au palais et entrèrent par les fenêtres ouvertes pour fureter partout et examiner toutes choses dans le plus grand détail ; et, se hâtant de regagner leur ruche, elles construisirent un palais en cire avec une telle promptitude qu'on aurait pu le voir s'élever à vue d'oeil. Dès le soir tout était prêt, et quand le tailleur arriva le lendemain, il trouva le superbe édifice qui l'attendait, blanc comme la neige et exhalant une douce odeur de miel, sans qu'il manquât un clou aux murs ni une tuile au toit. Le tailleur l'enveloppa avec soin dans la serviette et le porta au roi, qui ne pouvait en revenir d'admiration. Il fit placer le chef-d'oeuvre dans la grande salle de son palais, et récompensa le tailleur par le don d'une grande maison en pierres de taille.
Le cordonnier ne se tint pas pour battu. Il alla une troisième fois trouver le roi, et lui dit :
- Sire, il est revenu aux oreilles du tailleur qu'on avait toujours tenté vainement de creuser un puits dans la cour de votre palais ; il s'est vanté d'y faire jaillir un jet d'eau haut comme un homme et clair comme le cristal.
Le roi fit venir le tailleur et lui dit :
- Si demain il n'y a pas un jet d'eau dans la cour comme tu t'en es vanté, dans cette même cour mon bourreau te raccourcira la tête.
L'infortuné tailleur gagna sans plus tarder les portes de la ville, et comme cette fois il s'agissait de sa vie, les larmes lui coulaient le long des joues. Il marchait tristement, quand il fut accosté par le poulain auquel il avait accordé la liberté, et qui était devenu un beau cheval bai brun.
- Voici le moment arrivé, lui dit-il où je peux te montrer ma reconnaissance. je connais ton embarras, mais je t'en tirerai ; enfourche-moi seulement ; maintenant j'en porterai deux comme toi sans me gener.
Le tailleur reprit courage ; il sauta sur le cheval, qui galopa aussitôt vers la ville et entra dans la cour du palais. Il y fit trois tours au galop, rapide comme l'éclair, et au troisième il s'arrêta court. Au même instant on entendit un craquement épouvantable ; une motte de terre de détacha et sauta comme une bombe pardessus le palais, et il jaillit un jet d'eau haut comme un homme à cheval et pur comme le cristal , les rayons du soleil s'y jouaient en étincelant. Le roi, en voyant cela, fut au comble de l'étonnement il prit le tailleur dans ses bras et l'embrassa devant tout le monde.
Mais le repos du bon petit homme ne fut pas de longue durée. Le roi avait plusieurs filles, plus belles les unes que les autres, mais pas de fils. Le méchant cordonnier se rendit une quatrième fois près du roi, et lui dit :
- Sire, le tailleur n'a rien rabattu de son orgueil ; à présent, il se vante que, quand il voudra, il vous fera venir un fils du haut des airs.
Le roi manda le tailleur, et lui dit que s'il lui procurait un fils dans huit jours, il lui donnerait sa fille aînée en mariage. « La récompense est honnête, se disait le petit tailleur, on peut s'en contenter ; mais les cerises sont trop hautes ; si je monte à l'arbre, la branche cassera et je tomberai par terre. »
Il alla chez lui et s'assit, les jambes croisées, sur son établi, pour réfléchir à ce qu'il devait faire.
« C'est impossible s'écria-t-il enfin, il faut que je m'en aille ; il n'y pas ici de repos pour moi. » Il fit son paquet et se hâta de sortir de la ville.
En passant par la prairie, il aperçut sa vieille amie la cigogne, qui se promenait en long et en large comme un philosophe, et qui de temps en temps s'arrêtait pour considérer de tout près quelque grenouille qu'elle finissait par gober. Elle vint au- devant de lui pour lui souhaiter le bonjour.
- Eh bien ! lui dit-elle, te voilà le sac au dos ; tu quittes donc la ville ?
Le tailleur lui raconta l'embarras où le roi l'avait mis, et se plaignit amèrement de son sort.
- Ne te fais pas de mal pour si peu de choses, répliqua-t-elle. Je te tirerai d'affaire. J'ai assez apporté de petits enfants ; je peux bien, pour une fois, apporter un petit prince. Retourne à ta boutique et tiens-toi tranquille. D'aujourd'hui en neuf jours, sois au palais du roi ; je m'y trouverai de mon côté.
Le petit tailleur revint chez lui, et le jour convenu il se rendit au palais. Un instant après, la cigogne arriva à tire-d'aile et frappa à la fenêtre. Le tailleur lui ouvrit, et la commère aux longs pieds entra avec précaution et s'avança gravement sur le pavé de marbre. Elle tenait à son bec un enfant beau comme un ange, qui tendait ses petites mains à la reine. Elle le lui posa sur les genoux, et la reine se mit à le baiser et à le presser contre son coeur, tant elle était joyeuse.
La cigogne avant de s'en aller, prit son sac de voyage qui était sur son épaule et le présenta à la reine. Il était garni de cornets pleins de bonbons de toutes les couleurs, qui furent distribués aux petites princesses. L'ainée n'en eut pas parce qu'elle était trop grande, mais on lui donna pour mari le joli petit tailleur.
- C'est, disait-il, comme si j'avais gagné le gros lot à la loterie. Ma mère avait bien raison de dire qu'avec de la foi en Dieu et du bonheur on réussit toujours.
Le cordonnier fut obligé de faire les souliers qui servirent au tailleur pour son bal de noces, puis on le chassa de la ville en lui défendant d'y jamais rentrer. En prenant le chemin de la forêt, il repassa devant le gibet et, accablé par la chaleur, la colère et la jalousie, il se coucha au pied des potences. Mais, comme il s'endormait, les deux corbeaux qui étaient perchés sur les têtes des pendus se lancèrent sur lui en poussant de grands cris et lui crevèrent les deux yeux. Il courut comme un insensé à travers la forêt, et il doit y être mort de faim car, depuis ce temps-là, personne ne l'a vu et n'a eu de ses nouvelles.
 

 
 

Retour Liste