La lune

 

  




Il était autrefois un pays où les nuits étaient sombres, et le ciel couvrait cette contrée comme un drap noir. La lune n'y sortait jamais, pas une seule étoile ne scintillait dans l'obscurité. Les ténèbres y régnaient comme à la création du monde.

Quatre jeunes hommes de ce pays partirent un jour en voyage et arrivèrent dans un autre royaume où tous les soirs, lorsque le soleil se couchait derrière la montagne, s'allumait dans les cimes d'un chêne un disque étincelant qui répandait au loin une douce lumière. Cela permettait aux gens de tout bien voir et distinguer, même si la lumière n'était pas aussi forte et éclatante que celle du soleil.

Les voyageurs s'arrêtèrent et, abasourdis, demandèrent au paysan qui passait par là avec son chariot quelle était cette lumière.

- C'est la lune, répondit le paysan. Notre maire l'a achetée pour trois écus et l'a attachée au sommet du chêne. Tous les jours il doit y rajouter de l'huile et bien la nettoyer pour qu'elle brille comme il faut. Nous lui payons ce service un écu chacun.

Le paysan partit en cahotant, et l'un des jeunes hommes siffla :

- Une telle lampe nous serait bien utile chez nous ! Nous avons un chêne aussi grand que celui-ci, nous pourrions l'y accrocher. Quel plaisir de ne plus marcher en tâtonnant !

- Savez vous ce que nous allons faire ? lança le deuxième. Nous irons chercher un cheval et une charrette et nous emporterons la lune avec nous. Ils n'auront qu'à s'en acheter une autre.

- Je sais bien grimper, dit le troisième, je la décrocherai.

Le quatrième trouva un cheval et une charrette et le troisième grimpa sur l'arbre. Il fit un trou dans le disque lumineux, passa une corde à travers le trou et fit descendre la lune. Dès que la lune étincelante fut dans la charrette, ils lui passèrent une couverture pour que personne ne s'aperçoive du vol. Ils transportèrent la lune sans encombre jusque dans leur pays et l'accrochèrent sur le haut chêne. Et tout le monde se réjouit, les jeunes et les vieux, de cette nouvelle lampe dont la lumière pâle se répandait dans les champs et dans les prés, et jusque dans les cuisines et les chambrettes. Des grottes dans la montagne sortirent des lutins et des petits génies en petits manteaux rouges et ils se mirent à danser la ronde dans les prés.

Notre quatuor de voyageurs prit la lune en charge. Ils ajoutaient de l'huile, nettoyaient la mèche et percevaient pour leur travail un écu par semaine. Mais le temps passa et ils devinrent vieux et grisonnants, et lorsque l'un d'eux tomba malade et sentit que ses jours étaient comptés, il exigea qu'on mit dans son cercueil un quart de la lune en tant que sa propriété. Après sa mort, le maire grimpa sur l'arbre, découpa un quart de la lune avec des ciseaux de jardinier et on le mit dans le cercueil du défunt. La lune perdit un peu de son éclat, mais pour le moment cela ne se voyait pas trop.

Quelque temps après, le deuxième décéda on l'enterra avec le deuxième quart de la lune, et la lumière baissa un peu plus. Et elle faiblit encore lorsque le troisième mourut et emporta, lui aussi, son quart de lune avec lui. Et dès qu'ils enterrèrent le quatrième, l'obscurité totale d'autrefois envahit à nouveau tout le pays. Et chaque fois que les gens sortaient de chez eux sans leur lanterne, ils se cognaient les uns aux autres.

Or, les quatre quarts de la lune se rejoignirent sous la terre, là, où depuis toujours l'obscurité régnait. Les morts, très étonnés d'y voir de nouveau, se réveillaient. La lumière de la lune était suffisante car leurs yeux avaient perdu l'habitude et n'auraient pu supporter l'éclat du soleil. Ils se levèrent, les uns après les autres, et tous se mirent à faire la fête de nouveau, comme ils en avaient l'habitude autrefois. Les uns jouèrent aux cartes, d'autres allèrent danser et d'autres encore partirent à l'auberge, commandèrent du vin, se saoulèrent, se donnèrent du bon temps, puis se disputèrent et finirent par attraper des bâtons. Et ce fut la bagarre. Et quelle bagarre et quel tapage ! Le vacarme était tel qu'il parvint jusqu'au ciel.

Saint Pierre, qui surveille la porte d'entrée du paradis, pensa qu'une révolte avait éclaté aux enfers. Il appela l'armée céleste pour repousser l'odieux ennemi et ses complices pour le cas où ils voudraient attaquer la demeure des défunts. Personne ne s'étant présenté, saint Pierre lui-même monta à cheval et, passant par la porte céleste, descendit tout droit aux enfers. Il ramena le calme parmi les défunts décharnés, leur fit regagner leurs tombes, il emporta la lune avec lui et l'accrocha dans le ciel.
 

 
 

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La mariée blanche et la mariée noire
 
  

Une pauvre paysanne s'en alla dans les champs pour couper le fourrage. Elle y alla avec ses filles - sa propre fille et sa belle-fille. Soudain, Dieu se présenta devant elles sous l'apparence d'un homme pauvre et demanda :
- Pouvez-vous m'indiquer le chemin pour aller au village ?
- Il faudra le trouver vous-même, rétorqua la mère.
Et la fille renchérit :
- Quand on a peur de s'égarer, on part accompagné.
Mais la belle-fille proposa :
- Venez, brave homme, je vous guiderai.
Dieu se fâcha contre la mère et la fille, se détourna d'elles, et les fit devenir noires comme la nuit et laides comme le péché. La belle-fille en revanche entra dans ses bonnes grâces ; il se laissa accompagner et lorsqu'ils s'approchèrent du village, il la bénit et dit :
- Prononce trois voeux, ils seront exaucés.
- Je désire être belle et pure comme le soleil, dit la jeune fille.
Et immédiatement, elle devint blanche et belle comme une journée de soleil.
- Ensuite, je voudrais une bourse pleine d'écus qui ne désemplirait jamais.
Dieu la lui donna mais il ajouta :
- N'oublie pas le meilleur.
vLa jeune fille dit alors :
- Mon troisième voeu est la joie éternelle après ma mort.
Dieu l'en assura et se sépara d'elle.
La mère et sa fille rentrèrent à la maison et constatèrent qu'elles étaient toutes les deux laides et noires comme le charbon, tandis que la belle-fille était belle et immaculée. Une plus grande cruauté s'empara alors de leurs coeurs et elles n'eurent plus qu'une idée en tête : lui faire du mal. Or, l'orpheline avait un frère qui s'appelait Régis. Elle l'aimait par-dessus tout. Un jour, Régis lui dit :
- Ma petite soeur, j'ai envie de dessiner ton portrait pour t'avoir toujours à mes côtés. je t'aime tant que Je voudrais pouvoir te contempler à tout instant.
- Ne montre surtout jamais mon portrait à personne, exigea sa soeur.
Le frère accrocha le tableau, très fidèle à l'original, dans la pièce qu'il habitait au château, car il était le cocher du roi. Tous les jours il regardait le portrait et remerciait Dieu du bonheur qu'il avait donné à sa soeur.
Le roi que Régis servait venait de perdre son épouse.
Les serviteurs à la cour avaient remarqué que le cocher s'arrêtait tous les jours devant le magnifique tableau et, jaloux et envieux, ils le rapportèrent au roi. Ce dernier ordonna alors qu'on lui apporte le tableau et, dès qu'il le vit, il put constater que la jeune fille du portrait ressemblait incroyablement à son épouse défunte, et qu'elle était même encore plus gracieuse ; il en tomba amoureux. Il fit appeler le cocher et lui demanda qui était la personne sur le tableau.
- C'est ma soeur, répondit Régis.
- C'est elle, la seule et unique que je veux épouser, décida le roi. Il donna au cocher une superbe robe brodée d'or, un cheval et un carrosse, et il lui demanda de lui ramener l'heureuse élue de son coeur.
Lorsque Régis arriva avec le carrosse, sa soeur écouta avec joie le message du roi. Mais sa belle-mère et sa belle-soeur furent terriblement jalouses du bonheur de l'orpheline et, de dépit, faillirent devenir encore plus noires.
- À quoi sert toute votre magie, reprocha la fille à sa mère, puisque vous êtes incapable de me procurer un tel bonheur !
- Attends un peu, la rassura sa mère, je tournerai ce bonheur en ta faveur.
Et elle se eut recours à la magie : elle voila les yeux du cocher de manière qu'il ne vît plus qu'à moitié ; quant à la mariée blanche, elle la rendit à moitié sourde. Tous ensemble montèrent ensuite dans le carrosse : d'abord la mariée dans sa belle robe royale, et derrière elle sa belle-mère et sa belle-soeur ; Régis monta sur le siège de cocher et ils se mirent en route.
Peu de temps après Régis appela :
Voile ton beau visage, ma petite soeur, gare à tes jolies joues, car le ciel pleure : Empêche le vent fort de te décoiffer, que bientôt le roi admire ta grande beauté !
- Que dit-il, mon petit frère ? demanda la mariée.
- Il dit seulement que tu dois enlever ta robe dorée et la donner à ta soeur, répondit la marâtre.
La jeune fille ôta la robe, sa soeur noire se glissa à l'intérieur, et donna à la mariée sa chemise grise en toile grossière.
Ils poursuivirent leur route, puis le cocher appela à nouveau :
Voile ton beau visage, ma petite soeur, gare à tes jolies joues, car le ciel pleure ; Empêche le vent fort de te décoiffer, que bientôt le roi admire ta grande beauté !
- Qu'est-ce qu'il dit, mon petit frère ? demanda la jeune fille.
- Il dit seulement que tu dois ôter ton chapeau doré de ta tête et le donner à ta soeur.
La jeune fille ôta son chapeau doré, en coiffa la tête de sa soeur et poursuivit le voyage tête nue. Peu de temps après, Régis appela de nouveau :
Voile ton beau visage, ma petite soeur, gare à tes jolies joues, car le ciel pleure ; Empêche le vent fort de te décoiffer, que bientôt le roi admire ta grande beauté !
-Que dit-il, mon petit frère ? demanda la mariée pour la troisième fois.
- Il dit seulement que tu dois regarder un peu le paysage.
Ils étaient justement en train de passer sur un pont franchissant des eaux profondes. Et dès que la mariée se leva et se pencha par la fenêtre du carrosse, sa belle-mère et sa belle-fille la poussèrent si fort qu'elle tomba dans la rivière. L'eau se referma sur elle ; à cet instant apparut à la surface d'eau une petite cane d'une blancheur immaculée qui flottait en suivant le courant.
Le frère sur le siège du cocher n'avait rien remarqué ; il continuait à foncer avec le carrosse jusqu'à la cour du roi. Son regard était voilé mais percevant l'éclat de la robe dorée il était de bonne foi lorsqu'il conduisit devant le roi la fille noire à la place de sa soeur. Lorsque le roi vit la prétendue mariée et son inénarrable laideur, il devint fou furieux et ordonna de jeter le cocher dans une fosse pleine de serpents.
Pendant ce temps, la vieille sorcière réussit à ensorceler le roi et à l'aveugler à tel point qu'il ne les chassa pas, ni elle, ni sa fille ; et mieux encore : elle l'envoûta si bien que le roi finit par trouver la mariée noire plutôt acceptable et il l'épousa.
Un soir, tandis que l'épouse noire était assise sur les genoux du roi, arriva dans les cuisines du château, par le conduit de l'évier une petite cane blanche qui parla ainsi au jeune marmiton :
Allume le feu, jeune apprenti,
Un court instant, sans doute, suffit
Pour faire sécher mes plumes flétries.
Le garçon obéit et alluma le feu ; la petite cane s'approcha, secoua ses plumes et les lissa avec son petit bec. Un peu ragaillardie, elle demanda :
- Que fait mon frère Régis ?
Le marmiton répondit :
Parmi les serpents, dans une fosse,
Sa prison semble plus qu'atroce.
Et la petite cane demanda :
Que fait la sorcière noire ?
Le garçon répondit :
Elle tremble de joie
Dans les bras du roi.
Et la petite cane soupira :
Mon Dieu, sois à mes côtés
Face à toute adversité ! et elle s'en alla par où elle était venue.
Le lendemain soir elle revint et elle reposa les mêmes questions et le troisième soir également. Le jeune marmiton eut pitié d'elle et décida d'aller voir le roi pour tout lui raconter. Le roi, voulant voir de ses propres yeux ce qui se passait, se rendit le soir à la cuisine et dès que la petite cane sortit la tête de l'évier, il brandit son épée et lui transperça la gorge.
Et tout à coup, la petite cane se transforma - et devant le roi apparut une fille d'une beauté indescriptible ressemblant comme deux gouttes d'eau à la belle du tableau de Régis. Le visage du roi s'illumina de joie et comme la jeune fille était toute mouillée, il fit immédiatement apporter une robe magnifique et ordonna qu'on l'en vêtit.
La Jeune fille lui raconta ensuite comment elle se fit abuser par sa belle-mère et sa belle-soeur et comment celles-ci l'avaient poussée à l'eau. Mais en premier lieu elle pria le roi de faire sortir son frère de la fosse aux serpents. Le roi exauça son voeu et se dirigea ensuite vers la chambre de la vieille sorcière. Il lui raconta l'histoire telle qu'elle s'était passée et à la fin lui demanda :
- Que mérite la femme qui a commis de telles abominations ?
La sorcière, dans son aveuglement, n'avait pas compris de qui il était question et répondit :
- Elle mérite d'être enfermée toute nue dans un fût garni de clous pointus et que l'on attache ce fût à un attelage et que cet attelage soit lancé à toute allure.
Et c'est ainsi qu'on les traita, elle et sa fille noire.
Le roi épousa sa belle mariée blanche et récompensa le fidèle Régis : il en fit l'homme le plus riche et le plus estimé de son royaume.
 

 
 

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La mort du parrain
 
  

Il était une fois un homme pauvre qui avait douze enfants. Pour les nourrir, il lui fallait travailler jour et nuit. Quand le treizième vint au monde, ne sachant plus comment faire, il partit sur la grand-route dans l'intention de demander au premier venu d'en être le parrain. Le premier qu'il rencontra fut le Bon Dieu. Celui-ci savait déjà ce que l'homme avait sur le coeur et il lui dit :
- Brave homme, j'ai pitié de toi ; je tiendrai ton fils sur les fonts baptismaux, m'occuperai de lui et le rendrai heureux durant sa vie terrestre.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis le Bon Dieu.
- Dans ce cas, je ne te demande pas d'être parrain de mon enfant, dit l'homme. Tu donnes aux riches et tu laisses les pauvres mourir de faim. (L'homme disait cela parce qu'il ne savait pas comment Dieu partage richesse et pauvreté.)
Il prit donc congé du Seigneur et poursuivit sa route. Le Diable vint à sa rencontre et dit :
- Que cherches-tu ? Si tu me prends pour parrain de ton fils, je lui donnerai de l'or en abondance et tous les plaisirs de la terre par-dessus le marché.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis le Diable.
- Alors, je ne te veux pas pour parrain. Tu trompes les hommes et tu les emportes.
Il continua son chemin. Le Grand Faucheur aux ossements desséchés venait vers lui et l'apostropha en ces termes :
- Prends-moi pour parrain.
L'homme demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis la Mort qui rend les uns égaux aux autres.
Alors l'homme dit :
- Tu es ce qu'il me faut. Sans faire de différence, tu prends le riche comme le pauvre. Tu seras le parrain.
Le Grand Faucheur répondit :
- Je ferai de ton fils un homme riche et illustre, car qui m'a pour ami ne peut manquer de rien.
L'homme ajouta :
- Le baptême aura lieu dimanche prochain ; sois à l'heure.
Le Grand Faucheur vint comme il avait promis et fut parrain.
Quand son filleul eut grandi, il appela un jour et lui demanda de le suivre. Il le conduisit dans la forêt et lui montra une herbe qui poussait en disant :
- Je vais maintenant te faire ton cadeau de baptême. Je vais faire de toi un médecin célèbre. Quand tu te rendras auprès d'un malade, je t'apparaîtrai. Si tu me vois du côté de sa tête, tu pourras dire sans hésiter que tu le guériras. Tu lui donneras de cette herbe et il retrouvera la santé. Mais si je suis du côté de ses pieds, c'est qu'il m'appartient ; tu diras qu'il n'y a rien à faire, qu'aucun médecin au monde ne pourra le sauver. Et garde-toi de donner l'herbe contre ma volonté, il t'en cuirait !
Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme devint le médecin le plus illustre de la terre.
« Il lui suffit de regarder un malade pour savoir ce qu'il en est, s'il guérira ou s'il mourra », disait-on de lui. On venait le chercher de loin pour le conduire auprès de malades et on lui donnait tant d'or qu'il devint bientôt très riche. Il arriva un jour que le roi tomba malade. On appela le médecin et on lui demanda si la guérison était possible. Quand il fut auprès du lit, la Mort se tenait aux pieds du malade, si bien que l'herbe ne pouvait plus rien pour lui.
- Et quand même, ne pourrais-je pas un jour gruger la Mort ? Elle le prendra certainement mal, mais comme je suis son filleul, elle ne manquera pas de fermer les yeux. Je vais essayer.
Il saisit le malade à bras le corps, et le retourna de façon que maintenant, la Mort se trouvait à sa tête. Il lui donna alors de son herbe, le roi guérit et retrouva toute sa santé. La Mort vint trouver le médecin et lui fit sombre figure ; elle le menaça du doigt et dit :
- Tu m'as trompée ! Pour cette fois, je ne t'en tiendrai pas rigueur parce que tu es mon filleul, mais si tu recommences, il t'en cuira et c'est toi que j'emporterai !
Peu de temps après, la fille du roi tomba gravement malade. Elle était le seul enfant du souverain et celui-ci pleurait jour et nuit, à en devenir aveugle. Il fit savoir que celui qui la sauverait deviendrait son époux et hériterait de la couronne. Quand le médecin arriva auprès de la patiente, il vit que la Mort était à ses pieds. Il aurait dû se souvenir de l'avertissement de son parrain, mais la grande beauté de la princesse et l'espoir de devenir son époux l'égarèrent tellement qu'il perdit toute raison. Il ne vit pas que la Mort le regardait avec des yeux pleins de colère et le menaçait de son poing squelettique. Il souleva la malade et lui mit la tête, où elle avait les pieds. Puis il lui fit avaler l'herbe et, aussitôt, elle retrouva ses couleurs et en même temps la vie.
Quand la Mort vit que, pour la seconde fois, on l'avait privée de son bien, elle marcha à grandes enjambées vers le médecin et lui dit :
- C'en est fini de toi ! Ton tour est venu !
Elle le saisit de sa main, froide comme de la glace, si fort qu'il ne put lui résister, et le conduisit dans une grotte souterraine. Il y vit, à l'infini, des milliers et des milliers de cierges qui brûlaient, les uns longs, les autres consumés à demi, les derniers tout petits. À chaque instant, il s'en éteignait et s'en rallumait, si bien que les petites flammes semblaient bondir de-ci de-là, en un perpétuel mouvement.
- Tu vois, dit la Mort, ce sont les cierges de la vie humaine. Les grands appartiennent aux enfants ; les moyens aux adultes dans leurs meilleures années, les troisièmes aux vieillards. Mais, souvent, des enfants et des jeunes gens n'ont également que de petits cierges.
- Montre-moi mon cierge, dit le médecin, s'imaginant qu'il était encore bien long.
La Mort lui indiqua un petit bout de bougie qui menaçait de s'éteindre et dit :
- Regarde, le voici !
- Ah ! Cher parrain, dit le médecin effrayé, allume-m'en un nouveau, fais-le par amour pour moi, pour que je puisse profiter de la vie, devenir roi et épouser la jolie princesse.
- Je ne le puis, répondit la Mort. Il faut d'abord qu'il s'en éteigne un pour que je puisse en allumer un nouveau.
- Dans ce cas, place mon vieux cierge sur un nouveau de sorte qu'il s'allume aussitôt, lorsque le premier s'arrêtera de brûler, supplia le médecin.
Le Grand Faucheur fit comme s'il voulait exaucer son voeu. Il prit un grand cierge, se méprit volontairement en procédant à l'installation demandée et le petit bout de bougie tomba et s'éteignit. Au même moment, le médecin s'effondra sur le sol et la Mort l'emporta.
 

 
 

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La petite table, l'âne et le bâton
 
  

Il y a bien longtemps, il était un tailleur qui avait trois fils et une seule chèvre. La chèvre devait les nourrir tous les trois avec son lait ; il fallait qu'elle mangeât bien et qu'on la menât tous les jours aux champs. Les fils s'en occupaient chacun à son tour.
Un jour, l'aîné la mena au cimetière, où l'herbe était la plus belle, la laissa là à manger et à gambader. Le soir, quand le moment fut venu de rentrer à la maison, il demanda :
- Alors, chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- J'ai tant mangé
que je ne peux plus avaler
bê, bê, bê, bê !
- Eh bien ! viens à la maison, dit le garçon.
Il la prend par sa corde, la conduit à l'écurie et l'attache.
- Alors, demanda le vieux tailleur, la chèvre a-t-elle assez mangé ?
- Oh ! répondit le fils, elle a tant mangé qu'elle ne peut plus rien avaler.
Le père voulut s'en rendre compte par lui-même. Il alla à l'écurie, caressa la chère petite chèvre et demanda :
- Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- De quoi devrais-je être repue ?
Parmi les tombes j'ai couru
pour me nourrir rien n'ai trouvé
bê, bê, bê, bê !
- Qu'entends-je ! s'écria le tailleur. Il rentre à la maison et dit au garçon :
- Ah, menteur, tu dis que la chèvre est repue et tu l'as laissée sans nourriture ! Et, dans sa colère, il prend une canne et en bat son fils en le jetant dehors.
Le lendemain, c'était au tour du second fils. Il chercha dans le jardin un coin où poussaient de belles herbes et la chèvre s'en régala. Le soir, comme il voulait rentrer, il demanda :
- Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- J'ai tant mangé
que je ne peux plus avaler
bê, bê, bê, bê !
- Alors, rentre à la maison, dit le garçon.
Il la tira vers la maison, l'attacha dans l'écurie.
- Eh bien ? demanda le vieux tailleur, la chèvre a-t-elle assez mangé ?
- Oh ! répondit le fils, elle a tant mangé qu'elle ne peut plus rien avaler. Le tailleur n'avait pas confiance. Il se rendit à l'écurie et demanda :
- Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- De quoi devrais-je être repue ?
Parmi les sillons j'ai couru
pour me nourrir n'ai rien trouvé
bê, bê, bê bê !
- L'impudent mécréant ! s'écria le tailleur. Laisser sans nourriture un animal si doux !
Il rentre à la maison et, à coups d'aune, met le garçon à la porte.
C'est maintenant au tour du troisième fils. il veut bien faire les choses, recherche les taillis les plus touffus et y fait brouter la chèvre. Le soir, comme il veut rentrer, il demande à la chèvre :
- Chèvre, es-tu repue ?
La chèvre répondit :
- J'ai tant mangé que je ne peux plus avaler
bê, bê, bê, bê !
- Alors viens à la maison, dit le garçon.
Et il la conduisit à l'écurie et l'attacha.
- Eh bien ? demanda le vieux tailleur, la chèvre a-t-elle assez mangé ?
- Oh ! répondit le fils, elle a tant mangé qu'elle ne peut plus rien avaler. Le tailleur ne le croit pas. Il sort et demande :
- Chèvre, es-tu repue ?
La méchante bête répondit :
- De quoi devrais-je être repue ?
Parmi les sillons j'ai couru
pour me nourrir n'ai rien trouvé
bê, bê, bê, bê !
- Ah ! le vilain menteur, s'écria le tailleur. Ils sont aussi fourbes et oublieux du devoir l'un que l'autre ! Vous ne me ferez pas plus longtemps tourner en bourrique !
Et, de colère hors de lui, il rentre à la maison, frappe le pauvre garçon avec l'aune, si fort qu'il le jette par la porte.
Et voilà le vieux tailleur seul avec sa chèvre. Le lendemain matin, il va à l'écurie, caresse la chèvre et dit :
- Viens, ma mignonne, je vais te conduire moi-même au champ.
Il la prend par sa longe et la mène là où se trouvent les baies que les chèvres mangent avec le plus de plaisir.
- Pour une fois, tu peux y aller de bon coeur, lui dit-il, et il la laissa brouter jusqu'au soir. Il demanda alors :
- Chèvre, es-tu repue ?
Elle répondit :
- J'ai tant mangé que je ne puis plus rien avaler
bê, bê, bê, bê !
- Alors viens à la maison ! dit le tailleur.
Il la conduisit à l'écurie et l'attacha. Avant de partir, il se retourna une dernière fois et dit :
- Alors te voilà donc repue pour une fois ?
Mais la chèvre ne fut pas meilleure avec lui qu'avec les autres. Elle s'écria :
- De quoi devrais- je être repue ?
Parmi les sillons j'ai couru
pour me nourrir n'ai rien trouvé
bê, bê, bê, bê !
Quand le tailleur entendit cela, il en resta tout interdit et vit bien qu'il avait chassé ses fils sans raison.
- Attends voir, s'écria-t-il, misérable créature ! Ce serait trop peu de te chasser ; je vais te marquer de telle sorte que tu n'oseras plus te montrer devant d'honnêtes tailleurs !
En toute hâte, il rentre à la maison, prend son rasoir, savonne la tête de la chèvre et la tond aussi ras qu'une pomme. Et, parce que l'aune eût été trop noble, il prend une cravache et lui en assène de tels coups qu'elle se sauve à toute allure.
Quand le tailleur se retrouva si seul dans sa maison, il fut saisi d'une grande tristesse. Il aurait bien voulu que ses fils fussent de nouveau là. Mais personne ne savait ce qu'ils étaient devenus.
L'aîné était entré en apprentissage chez un menuisier. Il travaillait avec zèle et constance. Lorsque son temps fut terminé et que vint le moment de partir en tournée, son patron lui offrit une petite table, qui n'avait rien de particulier, en bois très ordinaire. Mais elle avait une qualité : quand on la déposait quelque part et que l'on disait : « Petite table, mets le couvert ! » on la voyait tout à coup s'habiller d'une petite nappe bien propre. Et il y avait dessus une assiette, avec couteau et fourchette, et des plats avec légumes et viandes, tant qu'il y avait la place. Et un grand verre plein de vin rouge étincelait que ça en mettait du baume au coeur. Le jeune compagnon pensa : en voilà assez jusqu'à la fin de tes jours ! Et, de joyeuse humeur, il alla de par le monde, sans se préoccuper de savoir si l'auberge serait bonne ou mauvaise et si l'on y trouvait quelque chose à manger ou non. Quand la fantaisie l'en prenait, il restait dans les champs, les prés ou les bois, où cela lui plaisait, décroc
hait la petite table de son dos, l'installait devant lui et disait : « Petite table, mets le couvert ! » Et tout de suite, tout ce que son coeur souhaitait était là. Finalement, il lui vint à l'esprit qu'il voudrait bien revoir son père. Sa colère avait dû s'apaiser et avec la
« petite-table-mets-le-couvert », il l'accueillerait volontiers.
Il arriva que, sur le chemin de la maison, il entra un soir dans une auberge pleine de monde. On lui souhaita la bienvenue et on l'invita à prendre place parmi les hôtes et à manger avec eux car on trouverait difficilement quelque chose pour lui tout seul.
- Non, répondit le menuisier, je ne veux pas vous prendre le pain de la bouche. Il vaut mieux que vous soyez mes hôtes à moi.
Ils rirent et crurent qu'il plaisantait. Mais lui, pendant ce temps, avait installé sa table de bois au milieu de la salle et il dit :
- Petite table, mets le couvert !
Instantanément, elle se mit à porter des mets si délicats que l'aubergiste n'aurait pas pu en fournir de pareils. Et le fumet en chatouillait agréablement les narines des clients.
- Allez-y, chers amis, dit le menuisier.
Et quand les hôtes virent que c'était sérieux, ils ne se le firent pas dire deux fois. Ils approchèrent leurs chaises, sortirent leurs couteaux et y allèrent de bon coeur. Ce qui les étonnait le plus, c'était que, lorsqu'un plat était vide, un autre, bien rempli, prenait aussitôt sa place.
L'aubergiste, dans un coin, regardait la scène. Il ne savait que dire. Mais il pensait : « Voilà un cuisinier comme il m'en faudrait un ! »
Le menuisier et toute la compagnie festoyèrent gaiement jusque tard dans la nuit. Finalement, ils allèrent se coucher. Le jeune compagnon se mit également au lit et plaça sa table miraculeuse contre le mur. Mais des tas d'idées trottaient dans la tête de l'aubergiste. Il lui revint à l'esprit qu'il possédait dans un débarras une petite table qui ressemblait à celle du menuisier, comme une soeur. Il la chercha en secret et en fit l'échange. Le lendemain matin, le jeune homme paya sa chambre, installa la petite table sur son dos, sans penser que ce n'était plus la bonne, et reprit son chemin. À midi, il arriva chez son père qui l'accueillit avec une grande joie.
- Alors, mon cher fils, qu'as-tu appris ? lui demanda-t-il.
- Père, je suis devenu menuisier.
- C'est un bon métier ! rétorqua le vieux.
- Mais que ramènes-tu de ton compagnonnage ?
- Père, le meilleur de ce que je ramène est une petite table.
Le père l'examina sur toutes ses faces et dit :
- Tu n'as pas fabriqué là un chef-d'oeuvre. C'est une vieille et méchante petite table.
- Voire ! C'est une table mystérieuse, magique, répondit le fils. Lorsque je l'installe et lui dis de mettre le couvert, les plus beaux plats s'y trouvent instantanément, avec le vin qui met du baume au coeur. Tu n'as qu'à inviter tous tes parents et amis. Pour une fois, ils se délecteront et se régaleront car la petite table les rassasiera tous.
Quand tout le monde fut rassemblé, il installa la petite table au milieu de la pièce et dit :
- Petite table, mets le couvert !
Mais rien ne se produisit et la table resta aussi vide que n'importe quelle table qui n'entend pas la parole humaine. Alors le pauvre gars s'aperçut qu'on lui avait échangé sa table et il eut honte de passer pour un menteur. Les parents se moquaient de lui et il leur fallut repartir chez eux, affamés et assoiffés. Le père reprit ses chiffons et se remit à coudre. Le fils trouva du travail chez un patron. Le deuxième fils était arrivé chez un meunier et il avait fait son apprentissage chez lui. Lorsque son temps fut passé, le patron lui dit :
- Puisque ta conduite a été bonne, je te fais cadeau d'un âne d'une espèce particulière. Il ne tire pas de voiture et ne porte pas de sacs.
- À quoi peut-il bien servir dans ce cas ? demanda le jeune compagnon.
- Il crache de l'or, répondit le meunier. Si tu le places sur un drap et que tu dis « BRICKLEBRIT», cette bonne bête crache des pièces d'or par devant et par derrière.
- Voilà une bonne chose, dit le jeune homme.
Il remercia le meunier et partit de par le monde. Quand il avait besoin d'argent, il n'avait qu'à dire « BRICKLEBRIT » à son âne et il pleuvait des pièces d'or. Il n'avait plus que le mal de les ramasser. Où qu'il arrivât, le meilleur n'était jamais trop bon pour lui et plus cela coûtait cher, mieux c'était. Il avait toujours un sac plein de pièces à sa disposition. Après avoir visité le monde un bout de temps, il pensa : « Il te faut partir à la recherche de ton père ! Quand tu arriveras avec l'âne à or, il oubliera sa colère et te recevra bien ».
Par hasard, il descendit dans la même auberge que celle où la table de son frère avait été échangée. il conduisait son âne par la bride et l'aubergiste voulut le lui enlever pour l'attacher. Le jeune compagnon lui dit :
- Ne vous donnez pas ce mal ; je conduirai moi-même mon grison à l'écurie et je l'attacherai aussi moi-même. Il faut que je sache où il est.
L'aubergiste trouva cela curieux et pensa que quelqu'un qui devait s'occuper soi-même de son âne ne ferait pas un bon client. Mais quand l'étranger prit dans sa poche deux pièces d'or et lui dit d'acheter quelque chose de bon pour lui, il ouvrit de grands yeux, courut partout pour acheter le meilleur qu'il pût trouver.
Après le repas, l'hôte demanda ce qu'il devait. L'aubergiste voulait profiter de l'occasion et lui dit qu'il n'avait qu'à ajouter deux autres pièces d'or à celles qu'il lui avait déjà données. Le jeune compagnon plongea sa main dans sa poche, mais il n'avait plus d'argent.
- Attendez un instant, Monsieur l'aubergiste, dit-il, je vais aller chercher de l'or.
Il emmena la nappe.
L'aubergiste ne comprenait pas ce que cela signifiait. Curieux, il suivit son client et quand il le vit verrouiller la porte de l'écurie, il regarda par un trou du mur. L'étranger avait étendu la nappe autour de l'âne et criait : « BRICKLEBRIT ». Au même moment, l'animal se mit à cracher, par devant et par derrière, de l'or qui s'empilait régulièrement sur le sol.
- Quelle fortune ! dit l'aubergiste. Voilà des ducats qui sont vite frappés ! Un sac à sous comme cela, ce n'est pas inutile !
Le client paya son écot et alla se coucher. L'aubergiste, lui, se faufila pendant la nuit dans l'écurie, s'empara de l'âne à or et en mit un autre à la place.
De grand matin, le compagnon prit la route avec un âne, qu'il croyait être le sien. À midi, il arriva chez son père qui se réjouit en le voyant et l'accueillit volontiers.
- Qu'es-tu devenu, mon fils ? demanda le vieux.
- Un meunier, cher père, répondit-il.
- Qu'as-tu ramené de ton compagnonnage ?
- Rien en dehors d'un âne.
- Des ânes, il y en a bien assez, dit le père. J'aurais préféré une bonne chèvre !
- Oui, répondit le fils, mais ce n'est pas un âne ordinaire, c'est un âne à or. Quand je dis « BRICKLEBRIT », la bonne bête vous crache un drap plein de pièces d'or. Appelle tous les parents, je vais en faire des gens riches.
- Voilà, qui me plait, dit le tailleur. Je n'aurai plus besoin de me faire de souci avec mon aiguille.
Il s'en fut lui-même à la recherche de ses parents, qu'il ramena. Dès qu'ils furent rassemblés, le meunier les pria de faire place, étendit son drap et amena l'âne dans la chambre.
- Maintenant, faites attention ! dit-il. Et il cria : « BRICKLEBRIT ».
Mais ce ne furent pas des pièces d'or qui tombèrent et il apparut que l'animal ne connaissait rien à cet art qui n'est pas donné à n'importe quel âne. Le pauvre meunier faisait triste figure ; il comprit qu'il avait été trompé et demanda pardon à ses parents qui s'en retournèrent chez eux aussi pauvres qu'ils étaient venus. Il ne restait plus rien d'autre à faire pour le père que de reprendre son aiguille et pour le fils, de s'engager chez un meunier.
Le troisième frère était entré chez un tourneur sur bois et comme il s'agissait d'un métier d'art, ce fut lui qui resta le plus longtemps en apprentissage. Ses frères lui firent savoir par une lettre comment tout avait mal tourné pour eux et comment, au dernier moment, l'aubergiste les avait dépouillés de leurs cadeaux magiques.
Lorsque le tourneur eut terminé ses études, son maître lui offrit, en récompense de sa bonne conduite, un sac et dit :
- Il y a un bâton dedans.
- Je peux prendre le sac et il peut me rendre service, mais pourquoi ce bâton ? il ne fait que l'alourdir.
- Je vais te dire ceci, répondit le patron. Si quelqu'un t'a causé du tort, tu n'auras qu'à dire :
« Bâton, hors du sac ! » aussitôt, le bâton sautera dehors parmi les gens et il dansera sur leur dos une si joyeuse danse que, pendant huit jours, ils ne pourront plus faire un mouvement. Et il ne s'arrête pas avant que tu dises : « Bâton, dans le sac ! »
Le compagnon le remercia, mit le sac sur son dos et quand quelqu'un s'approchait de trop près pour l'attaquer il disait : « Bâton, hors du sac ! » Aussitôt le bâton surgissait et se secouait sur les dos, manteaux et pourpoints jusqu'à ce que les malandrins en hurlassent de douleur. Et cela allait si vite que, avant que l'on s'en aperçût, son tour était déjà venu.
Le jeune tourneur arriva un soir à l'auberge où l'on avait dupé ses frères. Il déposa son havresac devant lui, sur la table, et commença à parler de tout ce qu'il avait vu de remarquable dans le monde.
- Oui, dit-il, on trouve bien une « petite-table-mets-le-couvert », un âne à or et d'autres choses semblables ; ce sont de bonnes choses que je ne mésestime pas ; mais cela n'est rien à comparer au trésor que je me suis procuré et qui se trouve dans mon sac.
L'aubergiste dressa l'oreille. « Qu'est-ce que ça peut bien être », pensait-il. « Le sac serait-il bourré de diamants ? Il faudrait que je l'obtienne à bon marché lui aussi ; jamais deux sans trois ».
Lorsque le moment d'aller dormir fut arrivé, l'hôte s'étendit sur le banc et disposa son sac en guise d'oreiller. Quand l'aubergiste crut qu'il était plongé dans un profond sommeil, il s'approcha de lui, poussa et tira doucement, précautionneusement le sac pour essayer de le prendre et d'en mettre un autre à la place. Le tourneur s'attendait à cela depuis longtemps. Lorsque l'aubergiste voulut donner la dernière poussée, il cria :
- Bâton, hors du sac !
Aussitôt, le bâton surgit, frotta les côtes de l'aubergiste à sa façon. L'aubergiste criait pitié. Mais plus fort il criait, plus vigoureusement le bâton lui tapait sur le dos jusqu'à ce qu'il tombât sans souffle sur le sol. Alors le tourneur dit :
- Si tu ne me rends pas la « petite-table-mets-le-couvert » et l'âne à or, la danse recommencera.
- Oh ! non, s'écria l'aubergiste d'une toute petite voix. je rendrai volontiers le tout, mais fais rentrer ton esprit frappeur dans son sac.
Le jeune compagnon dit alors :
- Je veux bien que la grâce passe avant le droit, mais garde-toi de refaire le mal. Et il cria :
- Bâton, dans le sac.
Et il le laissa tranquille.
Le tourneur partit le lendemain matin avec la « petite-table-mets-le-couvert » et l'âne à or vers la maison de son père. Le tailleur se réjouit lorsqu'il le revit et lui demanda, à lui aussi, ce qu'il avait appris chez les autres.
- Cher père, répondit-il, je suis devenu tourneur sur bois.
- Un fameux métier, dit le père.
- Qu'as-tu ramené de ton compagnonnage ?
- Une pièce précieuse, cher père, répondit le fils, un bâton dans un sac.
- Quoi ? s'écria le père.
- Un bâton, ce n'était pas la peine, tu peux en cueillir à n'importe quel arbre !
- Mais pas un comme ça, cher père ; quand je dis « bâton, hors du sac », il en bondit et donne à celui qui m'a voulu du mal une fameuse danse jusqu'à ce qu'il tombe par terre et supplie qu'il s'arrête. Voyez-vous, c'est avec ce bâton que j'ai récupéré la « petite-table-mets-le-couvert » et l'âne à or que l'aubergiste voleur avait dérobés à mes frères. Maintenant, appelle mes frères, et invite tous les parents. Je veux qu'ils mangent et boivent et je remplirai leurs poches d'or.
Le vieux tailleur ne croyait pas trop à cette histoire, mais il invita quand même ses parents. Le tourneur étendit un drap dans la chambre, fit entrer l'âne à or et dit à son frère :
- Maintenant, cher frère, parle-lui.
Le meunier dit :
- BRICKLEBRIT
Et, à l'instant, des pièces d'or tombèrent sur le drap comme s'il en pleuvait à verse et l'âne n'arrêta que lorsque tous en eurent tant qu'ils ne pouvaient plus en porter. (Je vois à ta mine que tu aurais bien voulu y être !) Alors, le tourneur chercha la petite table et dit :
- Cher frère, parle-lui maintenant.
Et à peine le menuisier avait-il dit : « Petite table, mets le couvert » que déjà les plus beaux mets apparaissaient en abondance. Il y eut un repas comme jamais encore le bon tailleur n'en avait vu dans sa maison. Toute la famille resta rassemblée jusqu'au milieu de la nuit et tous étaient joyeux et comblés. Le tailleur enferma aiguilles, bobines, aune et fers à repasser dans une armoire et vécut avec ses fils dans la joie et la félicité.
Et la chèvre à cause de laquelle le tailleur jeta dehors ses trois fils, qu'est-elle devenue ?
Ne supportant pas d'avoir la tête tondue, elle alla se cacher dans le terrier d'un renard. Lorsque celui-ci revint et aperçut deux gros yeux briller au fond de son terrier, il prit peur et se sauva à toute allure. Dans sa fuite, il rencontra un ours.
- Pourquoi as-tu l'air si affolé, frère renard ? lui demanda celui-ci. Que t'est-il donc arrivé ?
- Mon terrier est occupé par un épouvantable animal dont les yeux lancent des flammes expliqua le renard.
- Nous allons le chasser, s'exclama l'ours qui accompagna le renard jusqu'à son terrier. Mais lorsque l'ours aperçut les yeux de braise, à son tour il prit peur et s'enfuit, renonçant à chasser l'intrus. Dans sa fuite, il rencontra une abeille.
- Pourquoi fais-tu cette tête, frère ours ? lui demanda-t-elle, toi qui d'ordinaire est si joyeux ?
- Un épouvantable animal aux yeux de braise occupe le terrier du renard et nous ne réussissons pas à l'en chasser, expliqua l'ours.
L'abeille fut saisie de pitié.
- Je ne suis qu'une pauvre et faible créature à laquelle vous ne prêtez d'ordinaire guère attention, dit-elle. Mais peut-être pourrais-je vous aider.
L'abeille entra dans le terrier du renard, se posa sur la tête de la chèvre et la piqua si violemment que celle-ci sauta en l'air. « Bê, Bê », hurla la chèvre en décampant à toute allure. Elle courut, courut si longtemps qu'encore aujourd'hui nul ne sait jusqu'où elle est allée.
 

 
 

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